Titulaire de deux DEA (Diplôme d’études approfondies) en droit et en droit international de l’Université parisienne Panthéon-Assas, Sana Belaïd est avocate, juriste d’entreprise, membre de la Cour d’arbitrage de la Chambre de commerce internationale (CCI) au sein de laquelle elle représente la Tunisie, depuis 2018, et «coach de carrière» certifiée du «Coaching Training Institute» (CTI). Mais Sana Belaïd est aussi une remarquable poète de langue arabe aux vers de diamant et qui vient d’entrer avec élégance dans l’arène poétique tunisienne pour s’y débattre délicatement contre «la désespérance généralisée et les horizons, fermés à triple tour, de ces pays des «révolutions» détournées, avortées ou simulées et tenter de nous rendre un peu de ce feu sacré que le quotidien obscurci ne cesse de dérober à nos cœurs.
«Wa yagzouni el amel» (Et l’espoir me conquiert…) est le titre significatif du beau recueil qu’elle nous a donné à lire et que nous avons déjà présenté, non sans beaucoup d’éloges, dans cette page culturelle (cf- La Presse de Tunisie, 29/05/2021). Interview.
Vous avez publié en 2020 un recueil de poèmes en arabe intitulé «Wa yagzouni el amel…» (Et l’espoir me conquiert…). Quel parcours littéraire, créatif, avez-vous suivi pour enfin arriver à publier cette primeur ?
J’ai toujours été attirée par la poésie. L’aptitude à évoquer des sentiments et des images, enrichir des horizons et des perspectives avec un nombre limité de mots m’a toujours fascinée. Laisser à l’imagination le loisir de vivre une expérience, de compléter un tableau que le poète esquisse ; rétablit un rapport intime et enrichissant entre le lecteur et le verbe. L’un et l’autre ne cessent de s’enrichir à chaque rencontre, à chaque détour. Le même mot, le même poème peuvent être ressentis différemment selon l’état d’âme du lecteur et surtout selon le désir qu’il a de se retrouver (ou pas) dans une aventure humaine. Depuis toute petite, j’ai des rendez-vous quotidiens avec la poésie et avec nos poètes. Je pense n’avoir jamais raté ce tête-à-tête quotidien, plus ou moins bref, qui me permet de me ressourcer, de revenir à ce que la vie m’offre d’essentiel. J’avoue avoir une prédilection particulière pour la poésie en langue arabe, et pour la poésie moderne. J’ai écrit mon premier poème à onze ans. Je me suis ensuite contentée de vivre la poésie, sans vraiment la créer. J’ai repris l’écriture il y a quelques années, pour une raison qui me reste inconnue… Mais n’est-ce pas un peu la beauté de la plume poétique que de vous visiter et de vous fuir à sa guise…?
Ecrire de la poésie constitue-t-il un besoin chez vous, une urgence ou une recherche de vous-même dans le miroir des mots ou encore un plaisir, éphémère comme d’autres petits plaisirs de la vie ?
Je parlerai plutôt d’un bonheur, que je ne qualifierai en aucun cas d’éphémère. Un bonheur qui s’accompagne de l’urgence de décrire ou de créer une expérience. Les mots qui s’imposent à moi reflètent immanquablement un état de passion, de béatitude et d’engouement qui me prend d’assaut, et que j’essaye de partager en retour. Je ne pense pas vraiment à l’accueil qu’aura un vers, je pense à la vie qu’il mènera en dehors de moi, et à la vie qu’il pourra rajouter à celle de ceux qui le liront.
On sait que vous pratiquez la «Méditation» à travers le Yoga. Quel rapport trouvez-vous entre cette pratique ou cet art ou cette philosophie d’origine indienne et la poésie ?
La méditation répond à un désir de profondeur, d’élévation et d’authenticité. On parle de la méditation comme d’une pratique qui favorise la clarté mentale. Pour moi, elle est surtout une passerelle vers une clarté sentimentale. Lorsque je médite, je tente un retour salvateur aux valeurs qui me sont essentielles, des «grandeurs»qui inspirent ma façon d’être et mes actions. J’essaye de me couper des voix et des images qui perturbent ma relation, sans cesse renouvelée, avec mes aspirations et espoirs. Malgré la passivité, la froideur et le détachement dont certains dépeignent la méditation, l’ardeur, la fougue et la passion en sont la source et l’embouchure. La méditation consacre une quête de beauté de l’être et de l’âme à travers le sondage et l’expression des sentiments, des plus abjects aux plus célestes. Sous cet éclairage, la poésie a les allures d’un formidable compagnon de certains poètes. Grâce à elle, l’odyssée méditative n’en est que plus belle et plus féconde.
Comme dans toute création littéraire, il y a du style dans vos poèmes. C’est le style du vers court, des mots simples et des images brèves qui coulent dans une harmonieuse fluidité, sans aucune opacité sémantique, sans aucune étrangeté, sans emphase ni dramatisation. Vous avez dit en février 2021 sur une radio tunisienne que «Le summum de la beauté est la simplicité». Quel est l’intérêt de ce style, votre style, et pensez-vous qu’il soit marqué par votre personnalité ?
J’ai toujours été attirée par la simplicité, notion qui, par ailleurs, reste à définir et dont le sens et la connotation varient d’une personne à l’autre, d’une œuvre à l’autre. Léonard de Vinci disait : «La simplicité est la sophistication suprême». Je n’en infère aucunement une hiérarchisation des styles, plutôt le constat de l’existence de différents «penchants» dans l’expression poétique en particulier, et dans l’expression littéraire en général.
Des styles nous touchent plus que d’autres, nous expriment plus que d’autres. Personnellement, l’outrance m’empêche de me fondre dans une œuvre. Le complexe n’est pas le surfait. Un style simple n’est pas toujours authentique. Il est autant de styles que d’auteurs. Et il est autant de lecteurs que d’êtres humains. Je suis captivée par ce qui me touche, par la sincérité du message et la profondeur de l’image, qu’elle soit formulée dans le détail, ou implicite. Mon style est minimaliste, bref. Je n’en avais pas vraiment conscience. Ce sont mes lecteurs, amis critiques et avant cela mes professeurs qui me l’ont fait remarquer. La personnalité artistique et littéraire est-elle un choix prémédité, une sorte de «personnage» que l’on se forge, à travers lequel nous élisons de nous montrer, de nous offrir au monde, ou est-elle le prolongement de notre personnalité, tout court ? Je n’en sais rien. Une chose est sûre, je suis incapable de produire des phrases et des vers longs. J’ai donc décidé de ne pas forcer ma plume.
Comment pourrait-on interpréter les 3 points de suspension dans le titre de votre recueil «Wa yagzouni el amel…»?
L’espoir est communément défini et ressenti, comme la confiance et l’optimisme ; dans l’attente de la réalisation de quelque chose. Pour moi, il est surtout une motivation, un choix de vie qui sollicite notre patience, notre détermination et qui souvent nous met au défi. Tout ne dépend pas de nous dans la vie (heureusement, et malheureusement), et il est concevable que nos espérances vacillent lorsque l’on est trompé dans nos attentes. Bien que mon recueil de poèmes s’intitule «Et l’espoir m’envahit…» ou me «conquiert…», je suis bien consciente qu’il m’incombe tout autant de conquérir mon espoir, de le nourrir, et quelquefois de le ressusciter. D’où les trois points de suspension du titre. L’espoir est une responsabilité qu’on porte et un serment que l’on se fait. C’est aussi un chemin de vie. Un duel perpétuel entre la conquête et la renonciation, l’action et l’apathie.
C’est bien surtout l’espoir que vous chantez dans vos poèmes, mais l’espoir par rapport à quel état de malheur, de dégradation ou de désespérance ? Par rapport à un vécu personnel ou à une situation nationale ou de l’Humanité entière ?
C’est l’espoir que le beau, le bon et le salutaire finiront par triompher des états, justement,«de malheur, de dégradation et de désespérance». L’espoir dont je parle est un tout, tout aussi défini par le ressenti que par le vécu ; par l’être et par l’action. Sans être entièrement défini par une situation nationale ou l’état de l’humanité en général, le vécu personnel en subit les soubresauts et les inflexions de parcours. Il n’est pas un secret que les dernières décennies furent décevantes, voire pénibles, pour la région et pour qui portaient pour elle un certain rêve. Nous avons tous ressenti un certain malaise, voire une certaine impuissance, face au cours, plutôt malheureux, que prend l’histoire sous nos yeux. Protéger l’espoir, le cultiver et œuvrer pour qu’il retrouve sa place parmi nous semblent être plus importants que jamais.
Il y a beaucoup de rêves dans votre poésie. Vous désirez même «voler haut» (p. 36) comme les oiseaux et «écrire des poèmes sur les nuages». Pensez-vous que la mission d’un poète est de donner toujours à rêver même quand la situation économique et sociale autour de lui est mauvaise et que le quotidien est difficile à vivre par son peuple ?
Je ne sais pas si le poète cherche intentionnellement à s’acquitter d’une mission. La poésie est pour moi une expression du beau. Exprimer des sentiments, même les plus dérangeants, faire part de ses doutes et questionnements, sonder son être, décrire une expérience sont autant d’expressions du beau, dans lesquelles le lecteur peut se retrouver. La poésie est une expérience qui se vit forcément à deux. L’on vibre avec les vers, mots et images qui nous parlent, dans lesquels l’on se retrouve, qui nous apaisent ou nous bouleversent, et qui nous permettent de prendre de la hauteur par rapport à notre vécu et aux batailles que l’on se livre. C’est dans ce sens qu’un poète aspirerait à «voler plus haut». C’est peut-être là que réside, finalement, la mission de la poésie elle-même…
Le poète Pierre Reverdy écrit dans son livre «Cette émotion appelée poésie» que l’émotion dans le texte «s’allège de son poids de terre et de chair, s’épure et se libère de telle sorte qu’elle devient, de souffrance pesante du cœur, jouissance ineffable d’esprit». Est-ce ainsi que vous ressentez, vous, l’émotion dans votre propre poésie ?
Oui, en effet, à cette précision près. Le poète commence par s’ancrer dans «la terre et la chair», pour s’imprégner, s’imbiber de l’émotion que procure ou que suscite une expérience, allant, par exemple de l’extase face au battement d’aile d’un papillon jusqu’à l’horreur d’être le témoin d’un carnage. L’émotion est vivement et profondément ressentie, intériorisée, vécue, analysée, disséquée, et décomposée, pour ensuite être imagée, extériorisée, exprimée. Le processus est à la fois violent et feutré, la beauté de la plume et du verbe donnant souvent une dimension surréelle à la brutalité du vécu.
La formation universitaire et professionnelle, que vous avez reçue, vous a permis d’être une bonne francophone et une bonne anglophone à la fois. Vous avez la maîtrise de la langue de Molière autant que celle de Shakespeare. Pourtant, vous écrivez votre poésie en arabe littéraire. Y a-t-il là un choix délibéré ou un amour particulier de la langue arabe ou une vocation toute naturelle ?
Plutôt un penchant naturel et spontané à m’exprimer en langue arabe, je dirais. J’entretiens avec ma langue maternelle un rapport très intime qui s’est établi dans la transparence et l’authenticité depuis mon plus jeune âge. Je lis, communique au quotidien et travaille dans les trois langues. Toutefois, dès qu’il s’agit de poésie, seule la langue arabe est maîtresse de mon être et de ma création poétique.
Serait-il juste de qualifier votre poésie de féminine ? En fait, d’après vous pourrait-on parler aujourd’hui, en Tunisie, de littérature féminine, par opposition à une autre littérature qui serait alors masculine ?
Peut-on distinguer «poésie féminine» et «poésie masculine» ? Quel intérêt cette démarche peut-elle avoir pour le lecteur et pour le poème ? Et d’abord, qu’est-ce que la «poésie féminine» ? Est-ce la poésie produite par les femmes ? La poésie produite «pour» les femmes ? La poésie «parlant» des femmes ? Celle mentionnant ou faisant allusion aux femmes? Qu’en est-il par exemple de la poésie décrivant l’amour entre un homme et une femme… est-ce là une poésie féminine ou masculine, les deux sexes faisant partie du tableau poétique ? Toutes ces questions sont-elles vraiment pertinentes, utiles? Ne supposeraient-elles pas que la production poétique féminine ait des traits communs qui en permettraient une analyse distincte et «uniforme» ? L’auteur(/e) d’un poème, son identité, son appartenance, son vécu et autres éléments le distinguant éclairent les lecteurs dans les lectures (multiples) qu’ils peuvent faire d’une œuvre poétique. C’est aussi le cas du contexte social et historique du poème. Il ne s’agit toutefois pas là des seuls facteurs déterminants de l’expérience poétique. Celle-ci est surtout façonnée par l’état d’âme du lecteur ou de la lectrice : sont-ils aux prises d’un sentiment d’anxiété, d’ennui, de passion, de panique, d’amour ou autres, lors de la lecture ? Le rapport s’établit à la fin entre le lecteur et le mot, quelle que soit l’affiliation du poème. Il n’empêche qu’un souffle de défi et d’innovation tout aussi impulsifs qu’intenses semble unir une grande partie de la production poétique féminine — contexte et évolution historiques obligent. Les poétesses tunisiennes s’illustrent par leur militantisme social, littéraire et… sentimental. Notre Fatma Ben Fdhila a appelé à donner libre cours à la poésie, et à la libérer de toutes contraintes. Faouzia Aloui a défié les normes sociales et a revendiqué son droit à «ré-organiser l’histoire linguistique» des siens. Les poétesses s’expriment souvent avec fougue et une passion d’autant plus intense qu’elles estiment avoir été privées du droit de s’exprimer sans fard pendant des siècles. La frustration, l’envie de s’imposer, de prendre sa revanche donnent souvent aux poèmes écrits par les femmes une dimension de militantisme et d’activisme bien salutaires. La poésie est toutefois une pour moi, masculine et féminine, universelle et personnelle… libre et… libre.
Comment vous semble être l’accueil que les lecteurs et les critiques ont réservé à votre livre ?
Mon recueil a été mieux accueilli que prévu. Les réactions et analyses m’ont fait redécouvrir mes propres poèmes. J’ai été émue par les messages, lettres et attentions qui m’ont été adressés. Je tiens à vous remercier, Professeur Bourkhis, pour votre lecture de mes poèmes publiée dans «La Presse de Tunisie», en mai 2021, et dans votre ouvrage : «Littératures de femmes tunisiennes» (Sousse, «Contrastes Editions», décembre 2022). Un grand honneur et une confiance qui me comblent, et qui continuent de m’émouvoir…
Vous avez commencé à publier votre production poétique sur Facebook, puis vous l’avez publiée chez un éditeur de la place. Cela lui a-t-elle permis vraiment de gagner un lectorat plus large et plus intéressé par la poésie ?
Certainement ! Les réactions de mes lecteurs sur ma page Facebook m’ont permis de dépasser la peur que je ressentais en tant qu’auteure, dont les formations universitaire et professionnelle ne sont pas strictement littéraires.
Permettez-moi de remercier les éditions Nirvana pour m’avoir fait confiance et pour avoir publié mon premier recueil. Je remercie également notre grand artiste, si Nja Mahdaoui, de m’avoir fait cadeau de la plus extraordinaire des couvertures de livres.
On remarque que la poésie aujourd’hui en Tunisie comme ailleurs est la parente pauvre de la littérature et de l’édition. Elle est fort peu lue, n’a droit qu’à de faibles tirages et se vend plutôt mal. Beaucoup d’éditeurs refusent de l’éditer à leurs frais, parce qu’elle n’est pas lucrative. Pourtant, on apprend tous les jours que des recueils de poèmes, plutôt nombreux, en arabe et en français, sont édités et déposés dans les librairies. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
Je l’explique surtout par la persistance des poètes et le courage de certaines maisons d’édition. Qu’en adviendra-t-il maintenant que la poésie est disponible en ligne, souvent gratuitement ? L’avenir nous le dira.
Vous avez publié dans l’ouvrage collectif «La vie est un poème» dirigé par Giovanni Dotoli et Georges de Rivas et édité par l’éditeur français l’Harmattan, en 2022, une étude sur le poète égyptien Abdel Rahman Al Abnudi (pp. 295-302). Pourquoi cet intérêt à ce poète égyptien particulièrement ?
Abdel Rahman Al Abnudi est l’un de mes poètes préférés. S’exprimant en dialecte égyptien, sa’iidi de plus est, son verbe et sa profondeur empruntent beaucoup à l’authenticité des personnes proches de la terre. L’expression est à la fois simple et complexe. Emouvante, bouleversante et troublante.
Enfin, une dernière question : d’après les informations qu’on pourrait avoir sur vous sur Google, Vous êtes «depuis une quinzaine d’années juriste d’entreprise dans une multinationale, membre de la Cour internationale d’arbitrage de la Chambre de commerce internationale (CCI), experte en droit des technologies numériques, du commerce international et de l’arbitrage international et «Coach de carrière» pour les dirigeants». Pourriez-vous nous éclairer davantage sur votre métier qui n’a absolument rien à voir avec votre vocation de poète arabophone ?
J’ai eu plusieurs métiers, en fait. Je suis juriste de formation. J’ai commencé ma carrière en tant que collaboratrice dans des cabinets d’avocats américains où je faisais partie de l’équipe «Résolution de conflits et arbitrage international». Je suis depuis 2006 juriste d’entreprise, me spécialisant dans la négociation de contrat dans le domaine des hautes technologies. Entre-temps, j’ai obtenu plusieurs certifications en tant que «coach professionnelle» et ai poursuivi ma passion pour le développement de connaissances et de talents. Je suis actuellement à la tête de l’équipe mondiale «Apprentissage et développement» («Learning & Development») d’une multinationale. Il s’agit là de la plus belle des missions que j’ai eu à assumer jusqu’à présent. Transmettre le savoir et aider ses collègues et pairs à évoluer, à trouver leur voie, ou à perfectionner leurs connaissances et compétences est un honneur absolu.
Sana Belaïd, «Wa yagzouni el amel…», Tunis, éditions Nirvana, 2020, illustration de la couverture : toile de Nja Mahdaoui. ISBN : 978-9938-53-055-1.